Portrait de Jacques, aurovilien

Photo : Jacques Verré

La Lettre Bleue : Bonjour Jacques, tu fais partie de ces Auroviliens arrivés dans les années 80 de la construction d’Auroville. Aujourd’hui tu es toujours aussi enthousiaste. Peux-tu nous raconter ton parcours ?

Jacques : Je me présente, Jacques, Français, arrivé définitivement à Auroville en 1981 après plusieurs séjours de quelques mois.

L’Inde a toujours été le pays de mon cœur. À 7 ans, j’ai eu un flash avec le mot « INDE » qui s’est imposé à mon esprit et découvert Auroville en 1969 dans une exposition à Avignon devant une photo de personnes méditant devant l’excavation du Matrimandir au lever du soleil qui m’a touché extraordinairement.

Plus tard à Berlin, je tombe sur une brochure avec la Galaxie et la Charte, et je sais en une seconde que c’est là que je veux vivre mais ça m’a pris 8 ans avant de venir à Auroville.

Je quitte la France en stop au tunnel du Mont-Blanc un 5 décembre 1976, direction l’Est pour toujours, dans mon esprit sans limite de temps.

Malgré une vie de rêve en France, un « quelque chose » me manquait toujours. J’ai donc vendu mon cabinet dentaire et tout coupé pour être totalement libre de vivre l’expérience en Inde sans contrainte de temps en suivant le chemin de mon cœur, à 35 ans.

La Lettre Bleue : Tu arrives à Auroville, penses-tu refaire de la dentisterie ?

Jacques : Je suis venu pour l’expérience d’Auroville, pas pour la dentisterie, mais en tant qu’être humain apatride pour mettre les doigts dans la prise de 220 volts (l’image symbolique visualisée alors), « bouffer » l’expérience et vivre cette fameuse unité humaine.

Mais avant d’arriver à Auroville, j’ai cherché ailleurs (Himalaya, darshan avec Ma Anandamayi, etc…) car j’avais peur de me coincer dans un truc, gardant toujours une porte de sortie.

Quand je reviens définitivement à Auroville avec un aller simple, je décide d’être « Le dentiste d’AV » parce qu’il y avait un vrai besoin.

8 jours après mon arrivée, une Aurovilienne me donne un petit bâtiment à Protection que je transforme petit à petit en clinique pour les Auroviliens tout en continuant de traiter les villageois au Health Centre.

La Lettre Bleue : A quel moment t’es-tu impliqué davantage dans les soins dentaires dans les villages voisins ?

Jacques : Fondamentalement la dentisterie n’était pas mon but mais mon moyen d’expression : je me suis intéressé aux écoles naturellement en commençant les checkups dans l’école d’André Tardeil pour les enfants du village et les autres écoles progressivement.

N’ayant que 2 mains, il m’a fallu former des hygiénistes.

Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait sans plan, en fonction des besoins dans l’intuition du moment, dans le présent.

Photo : Nadia Loury

Et tout s’est réalisé malgré des moyens très limités par la Grâce de Mère comme un miracle et des aides extérieures en matériel et ressources humaines pour mes fellows Auroviliens en priorité.

La Lettre Bleue : Quand on rentre dans ton cabinet il y a un élément frappant, c’est l’équipement plat : on s’y allonge !

Jacques : Un des tournants de ma vie va venir des douleurs de dos insupportables pendant 18 ans à cause des mauvaises positions, persévérant à coup de physiothérapie jusqu’à ce jour de mars 1986 où je voulais abandonner mon métier ou trouver une autre méthode, ce qui m’ a amené au Japon en 1991 et à découvrir alors un nouveau concept universel avec un équipement adapté à notre physiologie, permettant de garder une posture naturelle derrière le patient allongé – une révolution dans la profession (et une révélation) – qui me rend heureux de continuer 10 ans de plus et de l’ introduire avec
une courte formation pour mes assistantes et collègues en particulier, parce qu’ils ont tous été formatés à travailler en contorsion sur un fauteuil dentaire conventionnel.

Photo : Nadia Loury

La résistance est grande partout dans le monde de la santé dentaire à cause des habitudes et préconceptions, et même réfractaire à un changement de paradigme. J’ai eu la chance et le privilège de faire mes expériences en toute liberté à Auroville, en Inde, ce qui aurait été impossible ailleurs.

La Lettre Bleue : Auroville a-t-elle toujours été le terreau des possibles pour toi ?

Jacques : Un autre moment important de ma vie a été quand je me suis heurté à la communauté en voulant intégrer en vain les soins et prothèses dentaires dans une économie globale et souffert pendant 20 ans de cette incompréhension jusqu’au
point d’en faire une crise dévastatrice de 8 jours pour enfin accepter que la communauté, c’est moi et vice-versa !

Je suis venu à Auroville pour grandir en conscience et donner à Auroville, sinon il y a longtemps que je serais parti. On m’a bien malaxé et cela continue non-stop dans unemoulinette tous les jours, mais la petite différence, c’est que malgré tout, je vis en
général cette bataille quotidienne dans la matière physique et humaine avec plus d’humour et de bonne humeur, comme un homme-orchestre.

La Lettre Bleue : Comment vois-tu le futur ?

Jacques : J’aurais besoin d’un ingénieur pour me soulager dans la maintenance des matériels et autres, ce qui me laisserait du temps pour transmettre le meilleur de ce que j’ai appris, d’être un catalyseur pour partager mes connaissances et insuffler un esprit assez rebelle, pour donner une autre perspective dans ce monde de santé très conventionnel et difficile à changer.

Pratiquer la dentisterie autrement en offrant un service de qualité pour tout le monde sans échange d’argent est mon souhait le plus vif mais je reste obligé de faire des compromis en attendant une volonté collective de changer notre économie.

Pour la région rurale aux alentours, j’ai formé des femmes de villages comme hygiénistes selon Concept Zéro qui continuent notre programme dans les écoles avec la prévention, les détartrages manuels et petits soins sur de simples tables, même
sans électricité ni eau courante – une vraie solution pour les 90% de l’Inde rurale sans dentistes et recommandée par l’OMS dans les pays en voie de développement.

Contôles, détartrages et soins préventifs dans les écoles de villages avec nos hygiénistes sous la supervision du Dr Prema en charge des programmes. Photo : Jacques Verré

J’aimerais maintenant diffuser à Pondichéry d’abord ce Concept avec nos 2 dentistes qui ont décidé de faire le pas en modifiant leur équipement avec mon aide – une révolution dans la profession qui devrait faire tache d’huile.

C’est beaucoup de boulot passionnant mais j’ai une pêche d’enfer, sachant que très peu dans le monde pratiquent cette méthode sans le matériel adapté et qu’aucun de nous n’a été capable de la développer à grande échelle. On améliore les techniques de plus en plus sophistiquées mais pas la façon de respecter notre corps qui doit s’adapter au matériel et non l’inverse.

J’ai beaucoup étudié toutes les raisons de cette résistance et compris que tout le système ne veut pas le changement : il nous faut donc travailler différemment en parallèle.

Un autre élément très important est la démystification de la peur du dentiste, toujours bien ancrée chez les adultes mais la plupart des enfants qui ont été pris en charge depuis la crèche sont en confiance car tout se passe devant eux en groupe.

Les autres enfants regardent en même temps avec des petits miroirs. Ils connaissent souvent les hygiénistes qui sont parfois les amies de leur mère : cela devient un jeu.

Évidemment les traitements plus lourds seront faits plus facilement en clinique dentaire car ils ont acquis une confiance au cours des années.

En résumé : la démystification de la peur, les traitements selon la philosophie du « Zéro Concept en Santé » ou « Absence de besoin de soins » doivent à long terme être moins onéreux nécessitant moins de soins, moins de dépenses, moins de consommation, moins de gaspillage des ressources matérielles et humaines, enfin moins de pollution de la planète.

Le bonheur de ces enfants souriant sans caries me remplit de joie. C’est pour moi la plus belle victoire !

Finalement mon travail aujourd’hui, c’est de passer le relais, de planter une graine pour le futur, en élargissant ma conscience chaque jour avec la même énergie et un enthousiasme intact !

Photo : Jacques Verré
Un court-métrage réalisé en 2012. Il démontre la manière dont les soins dentaires ont été développés dans les villages entourant Auroville sur plus de 30 ans par le Centre Dentaire d’Auroville.
Interview de Fabienne

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