Entretien avec Patrick Viveret sur l’expérience humaine d’Auroville. Par Nadia Loury

Patrick Viveret, est venu en Inde en février 2012 pour participer au déroulement de « Dialogues en Humanité » à Bangalore ; il a été invité à Auroville par Nadia Loury dans le cadre des activités d’Auroville International France et du Pavillon de France. La conférence qu’il y a donné portait sur le thème suivant : « Une lecture spirituelle de la crise humaine et financière ». L’entretien qui suit a été réalisé en France et vient compléter cette conférence.
Auroville, rappelons le,  est « un laboratoire humain évolutif » qui a démarré il y a presque cinquante ans, quand les enjeux de survie de l’humanité ne se posaient pas avec la même acuité. Avec bientôt 9 milliards d’humains, vivant dans un « monde fini » au sens de finitude, comme l’écrivait dès 1931 Paul Valéry, le problème sur notre planète, c’est nous, mais la solution c’est nous aussi. Cela pose la question de la conscience, de son évolution, comme une alternative au chaos, à la violence, à la régression.
L’objectif d’Auroville est bien d’incarner cette nouvelle conscience. Le chemin est autant individuel que collectif, ici et maintenant, sur cette Terre, et non pas dans un ailleurs hypothétique.

NL : Lors de la réunion du Cirhu, il a été dit qu’Auroville « montrait un certain chemin au monde » ; comment Auroville contribue t’elle à cela?
PV : Là, on retrouve la double face de l’utopie ; il y a souvent beaucoup d’orgueil dans des projets qui se veulent modestes. C’est important, c’est un des éléments du travail sur soi, de faire la part entre ce qui est de l’ambition légitime et de ce qui est de l’orgueil camouflé. On peut croire que le monde entier a les yeux fixés sur Auroville ; non ! Et le destin de l’humanité ne se joue pas uniquement à Auroville. Auroville est une contribution importante et éminente à toute cette recherche en qualité d’humanisation, en progression de qualité de conscient ; il faut plus raisonner dans des métaphores chères à Pierre Rhabi de type colibris ; il n’y a pas que des colibris individuels, il y a des colibris collectifs ; il faut le replacer dans ce contexte, et à ce moment là Auroville peut d’autant plus être contributeur dans toutes ces initiatives, le fait d’avoir une incarnation de plus de 40 ans, il y a très peu de réalisations transformatrices qui ont cette incarnation dans la durée ; y compris  les difficultés rencontrées par les auroviliens sont une véritable ressource en humanité. Auroville ne peut polliniser, contribuer  que si elle se met en lien avec ces initiatives et que si elle accepte de recevoir de ces initiatives ;

NL : L’accueil d’autres expériences peut se révéler difficile quand deux maitres, Sri Aurobindo et Mère, sont à la base de l’idéal spirituel. N’y a t il pas un danger d’isolement de cette expérience ? L’exigence d’Auroville est d’être le berceau de la « surhumanité », être dans l’après l’humain, l’ambition est immense.

PV : Pour le coup, j’ai un vrai débat avec cela. Je pense que l’enjeu de l’humanisation n’est pas un enjeu de « surhumanisation ». C’est un enjeu qui vise à épouser au contraire pleinement la condition humaine. C’est un des grands problèmes de l’humanité, car elle a du mal à accepter sa propre condition, elle est en permanence fascinée par un autre état que celui de l’humanité ; ça peut être la fascination pour le monde  minéral qui est au cœur de la fascination de l’argent ; fondamentalement un minéral qui brille c’est une façon de traiter de l’angoisse de mort. Dans le fait qu’on appartient à des civilisations qui aient pu être à ce point marqué par la fascination de l’or et de l’argent, c’est une façon inconsciente de lutter contre l’angoisse de mort. C’est le processus de la sidération, évidemment c’est un état où l’absence de vie fait qu’il y a aussi une absence de mort. Tout ce qui rapproche du monde minéral a quelque chose de fascinant. Le règne végétal a l’avantage de ne pas avoir à supporter le mouvement ; le règne animal à l’avantage de ne pas avoir à supporter le problème de la conscience. Le règne « angélique »,  a l’avantage de ne pas avoir à supporter l’incarnation. L’humanité est en permanence tentée par le fait de vouloir s’en sortir et donc de ne pas pleinement accepter son état ; le Ministère de l’Humanité dans l‘univers c’est de vivre cette incarnation avec cette extraordinaire difficulté ; et là on retrouve la question de la conscience, une conscience incarnée, dans un corps sur une terre,  etc.. c’est quelque chose de très difficile, c’est un chemin et c’est cela qui fait en même temps  la beauté, la force et la valeur ajoutée du Ministère de l’Humanité dans l’univers cela ne veut pas dire que les autres règnes n’ont pas leur propre valeur, mais c’est notre particularité à nous, notre ministère à nous, notre métier à nous c’est d’épouser pleinement la condition humaine et de l’épouser dans toutes ses potentialités en particulier celles qui sont du côté de la conscience et de l’amour puisque les deux grandes valeurs ajoutées de l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur, c’est cette capacité de transformer l’énergie en conscience c’est la capacité  de transformer l’aimantation qui est un phénomène général dans l’univers, en amour.  Et cela veut dire épouser pleinement la condition humaine, ne pas vouloir d’autres conditions mais dire que cette condition là, a une puissance d’élévation absolument considérable. Quand tu vois la grande majorité des humains qui est réduit à tenter de survivre au sens biologique du terme, évidemment on est très loin des pleines capacités de la condition humaine. C’est la question posée par Saint Exupéry dans « Terre des Hommes » à savoir celle des Mozarts que l’on assassine. Moi, personnellement, je me sens plus proche spirituellement de vision et de projets dont l’objectif est d’épouser la condition humaine plutôt que de vouloir fabriquer du surhumain…

NL : … Il s’agit de fabriquer au delà de l’humain
PV : pourquoi au delà de l’humain ?

NL : L’humain d’aujourd’hui, est un humain capable de barbarie, de violence. Cette transformation de l’humain n’est elle pas la transformation de la barbarie en autre chose ? N’est-ce-pas l’humanisation après l’hominisation qu’évoquent des penseurs comme Théodore Monod ?. L’histoire d’homo sapiens est récente. Sept millions d’années pour les premiers hominiens, d’après les scientifiques. L’homme après l’homme ne serait-il pas pleinement l’humain tant attendu ? La transformation de l’humain est au cœur de l’ADN d’Auroville, c’est le yoga intégral décrit par Sri Aurobindo.

PV : Le grand problème c’est la conscience parce que la conscience crée la séparation ; la séparation avec l’univers, séparation avec autrui, séparation avec soi même. C’est un formidable cadeau mais un cadeau qui peut se révéler empoisonné, s’il y a un mésusage de la conscience. Par exemple, tous les phénomènes qui placent l’humanité dans une situation de sous animalité sont liés à une conscience mais une conscience malheureuse et l’humain devient alors un animal loupé, il est en deçà ; le fait que l’exercice par exemple de sa liberté en tout cas de sa marge de liberté que tu n’as pas dans le règne animal, peut faire que tu peux avoir des gens, désespérés pervers, meurtriers ; ce qui fait le potentiel de perfectibilité humaine est aussi ce qui fait le potentiel de barbarie.

NL : Sri Aurobindo disait que l’humanité est en constante évolution
PV : Rousseau l’avait bien analysé ; l’imperfection biologique de l’humanité, sa vulnérabilité, tout ce qui fait qu’un petit être humain va être inférieur à un petit animal en matière d’autonomie c’est aussi ce qui va créer sa possibilité de perfectibilité ; mais du même coup, tout être conscient s’affronte à cette question : que faire de la conscience ? Que faire aussi avec le désir. Puisque ce qui va faire la différence énorme entre le besoin et le désir, c’est que la conscience de la mort crée une énergie de lutte contre la mort qui est le désir et qui va avoir une puissance énergétique considérablement plus forte que celle du besoin qui est autorégulé par la satisfaction. Mais du même coup s’il y a un mésusage du désir, si par exemple, le désir s’organise dans la course à l’avoir plutôt que dans le développement dans l’ordre de l’être, le désir peut faire beaucoup de  dégâts  dans l’espèce humaine. Je crois que le Ministère de l’Humanité est de toute façon confronté en permanence à la question du bon usage de la conscience et du désir.

NL : Qu’entends- tu par Ministère de l’Humanité ?
PV : Ministère au sens de service ;  quelle est la valeur ajoutée de l’humanité. Quelle est sa valeur ajoutée dans l’univers ? Qu’est-ce qui manquerait à l’univers si l’humanité venait à disparaitre ? Si l’on raisonne en terme de valeur ajoutée les deux éléments clé sont la conscience et l’amour. Le phénomène de l’attraction de l’aimantation sous toutes ses formes, ça c’est une loi générale de l’univers, on est dans un univers aimant au sens d’univers aimanté où toutes les lois de la gravitation en passant par la force nucléaire forte, faible, l’électromagnétisme sont des lois d’aimantation et la caractéristique de l’humanité, c’est que elle va vivre cette aimantation, elle va être capable de la transformer en amour, ce qui suppose justement que le désir lié à l’aimantation soit capable d’être reconnaissant et respectueux d’une autre conscience et d’un autre désir et d’être dans cette reconnaissance de l’altérité.
On est proche aussi  de gens comme de Teilhard de Chardin. L’humanité dans son côté minuscule et lilliputien remplit en même temps une fonction majeure dans l’univers.

NL : L’Auroville rêvé, imaginait un plan conceptuel pour une population de 50 000 h. Or le développement de la ville se fait, lentement, au fur et à mesure des arrivées. Quelle est ta vision de ce décalage ?

PV : L’Auroville réel remplit un certain nombre de fonctions transformatrices, que peut-être l’Auroville rêvé ne remplirait pas. Ce projet de ville répond en quelque sorte aux projets en général de « ville nouvelle ». C’est intéressant, cela participe d’un certain état de l’utopie, de la programmation, de la maitrise où les infrastructures matérielles jouent un rôle très important de conditionnement, où la logique du vivant et la logique d’accueil des habitants est seconde. C’est pourquoi beaucoup de villes nouvelles ne sont pas viables. Les villes nouvelles sont des « utopies » d’architecte.

NL : Beaucoup d’auroviliens aujourd’hui n’ont pas forcement envie de vivre dans la ville rêvée.
PV : Dans la vision initiale, je ne la connais pas suffisamment pour l’analyser, tu dois avoir un croisement de plusieurs visions à l’époque historique où Mère l’a pensée, et qui correspondait aussi à des éléments de réalité, de représentation de la ville de l’époque, où la planification était très importante cela ne veut pas dire que 40 ans après ça prend les mêmes formes. On peut garder l’essentiel de l’esprit avec d’autres incarnations.
Si tu veux à tout prix réaliser un objectif qui pour des raisons plus ou moins conscientes se heurte à la résistance des habitants eux-mêmes, on crée une situation de type injonction paradoxale avec des éléments de souffrance puisqu’on va avoir en permanence un sentiment d’échec par rapport au projet alors que si tu te réfères à la partie principale des objectifs, on pourrait dire, ce n’est pas ce que l’on a prévu, on n’avait pas imaginé cette incarnation là, mais on a une forme d’incarnation qui peut être rayonnante. Le rayonnement n’est pas forcément dans celui de la forme imaginée, de la ville de 50 000 h mais il serait plus le rayonnement mondial de l’Auroville existant, qui du coup s’avère très anticipateur sur des dialogues interculturels, sur le métissage de l’humanité, sur les problèmes tel que l’écologie qui à l’époque était aveugle, les relations entre adulte et enfant.

Y compris sur le plan spirituel, un des enjeux importants, dans ce domaine c’est la façon dont on sort des logiques de contrôle et de maitrise pour être aussi capable d’être dans l’accueil le lâcher prise, les logiques du vivant etc..
Accepter aussi qu’une utopie puisse muter elle même dans une logique du lâcher prise et de l’accueil ; c ‘est toujours la question de  l’ambivalence de l’utopie. Elle a sa fonction positive du côté du déblocage de l’imaginaire, de la cristallisation de l’énergie, qui fait que ce qui paraissait impossible devient possible. Elle a aussi des côtés enfermant, clés en main etc, et dans des formes les plus rigides, et cela peut conduire à de l’utopie meurtrière, c’est-à-dire si les humains ne sont pas à la hauteur de l’utopie, on les cadenasse et on les supprime.

NL : Quel est ton regard après ces quelques jours passé à Auroville l’année dernière?

PV : Si j’étais arrivé à Auroville en me disant c’est là que je vais trouver le meilleur de l’humanité, de l’incarnation, j’aurais été considérablement déçu alors que pour l’essentiel j’ai été au contraire extrêmement intéressé, admiratif.
Ce qui m’intéresse c’est le côté  « d’utopie incarnée ». Le fait que cela existe toujours au bout de près de 50 ans. Il y a peu d’utopie qui ont cette durée là. Parce que beaucoup d’utopies, soit se sont rapidement perdues dans les sables ; soit même elles n’ont jamais  pris forme, comme les phalanstères qui ne sont jamais arrivés à maturité, comme  les utopies de Fourier, soit, elles se sont banalisées, elles ont perdu leur énergie transformatrice, soit elles sont devenues des utopies meurtrières.

NL : As-tu ressenti cette énergie transformatrice à Auroville ?

PV : Dans les difficultés, les défauts, les avancées insuffisantes, ce que j’appellerai l’humanité d’Auroville, moi je trouve que c’est à mettre au bénéfice d’Auroville c’est ce qui rend Auroville très humaine ; de la même façon que François Truffaut  avait dans ses films une expression que j’aimais bien ; il disait « un homme respire par ses défauts » on peut dire que la respiration d’Auroville ce sont aussi les défauts d’Auroville, toutes ses difficultés,  tous ses conflits pas bien gérés, tous ses écarts par rapport aux objectifs, c’est ce qui fait l’humanité d’Auroville, et comme il y a en permanence cette exigence, les gens restent animés par cette exigence transformatrice, et donc, non seulement c’est très intéressant mais c’est aussi très émouvant de voir cela  et puis des tas de choses qui sont à mon avis des prototypes anticipateurs ; alors il y a ceux qui l’étaient déjà et qui se sont confirmés ultérieurement comme les enjeux écologiques, les problèmes liés à la reforestation, les anticipations des nouvelles formes d’agriculture comme la permaculture, le recyclage, tout cela participe de cette logique anticipatrice et que je trouve extrêmement intéressante. Elle est plus qu’intéressante, elle est fortement contributive mais paradoxalement là où j’ai senti une limite c’est dans le manque de curiosité et d’écoute d’Auroville pour ce que l’on pourrait appeler l’esprit d’Auroville …
Qu’est ce qui empêcherait les Auroviliens de participer régulièrement à des forums sociaux mondiaux par exemple, pour apporter des contributions d’Auroville et en même temps se nourrir de ce qui se dit ?
C’est cela la question de la qualité d’écoute qui à ce moment là, pourrait aussi aboutir  au fait que la contribution d’Auroville au processus d’humanisation, peut-être qu’elle prendra d’autres formes que le projet de la ville à 50 000 habitants, ce n’est pas forcément un drame à ce moment là si tu as eu une forme de pollinisation, d’essaimage du meilleur de l’esprit d’Auroville. Ce n’est pas forcément un échec que cette pollinisation prenne d’autres formes que la ville mondiale de référence où se réalise l’utopie initiale ; et peut être que si Sri Aurobindo et Mère revenaient, ils diraient attendez,  vous confondez l’essentiel de notre message avec la forme incarnée que l’on pouvait imaginer dans les années soixante-dix mais c’est un peu comme si, Jésus, Bouddha, Socrate, ces grandes âmes revenaient, il est hautement probable que les formes d’incarnation auxquelles les disciples souvent rigides ont voulu inscrire leur pensée, ils les feraient voler en éclat !

Une des questions que je m’étais posé, est celui de l’art de vivre, face à cette triple demande essentielle chez l’être humain que j’appelle le triangle ABS, amour/bonheur et sens. Cette triple demande ne va pas de soi, et les expressions populaires le montrent bien puisque l’amour est associé à l’idée de chute -tomber amoureux- le bonheur est associé à l’ennui – les peuples heureux n’ont pas d’histoire- et le sens est souvent associé à l’idée de guerre, et comme le sens est essentiel on se sent menacé par d’autres sens que le sien, donc il y a risques de repli identitaire et de guerre du sens etc ; pour avancer vers les sociétés du bien vivre qui remettent l’humain au centre, il faut travailler à sortir de cette triple fatalité, et monter que l’on peut s’élever en amour, qu’on peut vivre le bonheur comme une intensité de présence à la vie et que la pluralité des traditions de sens est une chance pour l’humanité dans sa qualité d’élévation de conscience. Et je trouvais que dans ce triangle là, on voit bien la partie du côté du sens, notamment à travers tout le dialogue des cultures et nationalités présentes mais j’étais plus interrogatif sur le B et surtout le A. Parce que Je trouve que tous les chantiers de rénovation sont ouverts, à Auroville dans tous les domaines de l’habitat, du travail de l’eau, de la forêt, de la gouvernance etc… mais paradoxalement on entend moins dans ce qui se dit de ce qui se passe du côté de l’amour et du lien à l’autre, comme si c’était un peu un impensé. Comment les humains apprennent-ils à mieux s’aimer ? C’est quand même la question la plus radicale et la plus difficile, c’est ce que dit Camus dans la « Peste »,  « ces humains au prise avec leur pauvre et terrible amour ». La difficulté de l’amour est central, dans tout projet transformateur qui vise à une qualité supérieure d’humanisation, sur la base très faible de ces quelques jours à Auroville, voilà une question qui m’intéresse et que je n’ai pas trouvée suffisamment formulée, et qui du coup rejaillit aussi sur la question du bonheur. L’amour est évidemment une des voies majeures dans la capacité à vivre l’intensité de la vie. Dans les questions que j’aimerais travailler, lire, regarder, écouter etc, celle là me paraît intéressante, et les raisons qui étaient évoquées quand j’avais posé la question « pourquoi on en parlait pas », me semblait justifié ; dans les années soixante-dix on était en pleine libération sexuelle, il y a eu une sorte de forme d’excès qui a amené une espèce de réaction ; précisément le matériau de l’amour sous toutes ses formes c’est un des matériaux les plus complexes et les plus riches, comment ça se vit ça se traite ?

NL : Quelle brique penses-tu qu’Auroville apporte justement dans cette expérience d’élévation en humanité ?
 PV : Le fait de considérer le travail sur soi, le travail spirituel comme faisant parti intégrante d’un enjeu sociétal et pas simplement personnel. J’ai été intéressé par les expériences autour de l’absence d’argent, même s’il y a des tas d’insuffisances, par cette espèce d’équivalent de revenu d’existence, cette dotation que chacun reçoit, par ces magasins où l’on se sert en fonction de ses besoins, sans prix, et c’est seulement si on est allé au delà de son crédit qu’on le signale après, sans véritablement de contrôle social, ce sont des éléments très intéressant comme ce qui se passe en matière écologique, tout ce qu’il y a autour du projet de l’eau dynamisée, la cantine solaire ; en matière d’expérimentation, sociale, sociétale, écologique technologique, il y a beaucoup de choses que je trouve intéressante ; mais du coup, il n’y a pas qu’à Auroville que l’on fait cela.

NL : En ce qui concerne la circulation de l’argent que penses-tu du modèle développé ?
 PV : Toutes les questions autour de la monnaie reviennent toujours à la qualité de confiance dans une communauté. Quand la qualité de confiance est très forte, c’est le cas dans les rapports d’amitié, l’économique, de loin la plus fluide et la plus efficace est l’économie du don où chacun donne sans compter, sans calculer. Cela produit des effets systémiques de richesse, telle que la richesse globale qui va en résulter sera beaucoup plus importante que ce que chacun aura apporté comme contribution individuelle, et donc du même coup ce que chacun va recevoir va être supérieur à ce qu’il apporte c’est ce que l’on trouve dans toutes les traditions de sagesse, l’évangile du centuple par exemple, mais ça cela suppose une très grande qualité de confiance et une qualité d’élévation d’amour plus proche de l’agapé, c’est à dire de l’amour inconditionnel où l’on donne sans compter, que de formes liées à la réciprocité. S’il n’y a pas cette qualité de confiance, le fait de mimer l’économie du don peut avoir des effets pervers, car à ce moment là on voit se mettre en place des stratégies de contournement, des ruses, qui fait que officiellement on n’a pas de monnaie mais en réalité on a un circuit monétaire souterrain. Il me semble que cela devrait être un des objets de discernement c’est à dire quelle est la réalité de l’économie du don, pleinement assumée et quelle est la part en quelque sorte de faux don, et par rapport à cette part là, plutôt de dire à tout prix, il n’y a pas de circulation d’argent à Auroville, il vaudrait peut être mieux qu’il y en ait pour la part qui ne correspond pas à du vrai don que cela soit plus transparent.
En tout cas en ce qui concerne le projet d’une monnaie locale, la question n’est pas simple, car la monnaie ce n’est qu’un outil, il faut toujours se poser la question où sont les vraies richesses, où sont les acteurs porteurs de ces richesses ? Penser la monnaie indépendamment de ces questions de richesse et des acteurs qui la portent, c’est risquer à un moment donné d’occulter une partie des acteurs comme la population tamoul, qui ne souhaitent pas de monnaies locales.

NL : Si désaccord existe sur cette question ne faudrait-il pas  construire ce désaccord ? Quelles seraient les étapes pour construire une monnaie complémentaire à Auroville ?
PV : Le propre de la construction des désaccords c’est de considérer que l’altérité la différence est une ressource. Et donc ce qui est toxique dans un débat ce n’est pas le désaccord c’est le malentendu, le fait, au sens fort du terme, de ne pas s’entendre avec les conséquences du malentendu qui peut être le soupçon, le procès d’intention etc. Construire des désaccords c’est reconnaître que la différence, la divergence est une richesse pour une collectivité et distinguer les vrais désaccords des malentendus des soupçons des procès d’intention. Dans un exercice de construction de désaccord, on a trois phases. La première phase consiste à « réduire l’opacité » qui vise à sortir des malentendus y compris des malentendus émotionnels, par exemple, un exercice qui permet de bien le voir. Ce sont les mots clés qu’on est amené à utiliser dans un débat. On va demander à une partie de l’assemblée de dire comment ils habitent émotionnellement ces mots, comment ils sentent ces mots. Parce que au delà du contenu intellectuel d’un mot si l’on n’a pas compris le ressenti d’autres personnes qui font que le même mot qui va être considéré comme gratifiant, valorisant par les uns va être considéré au contraire comme source de danger, de peur par les autres, on ne peut pas construire véritablement le débat ; ça c’est toute la partie que l’on appelle réduire l’opacité ; puis ensuite une deuxième partie qui s’appelle « construction de désaccord » proprement dit et là où l’objet est de se mettre d’accord sur les objets de désaccord et puis une troisième partie de « recherche de traitement du désaccord », où l’on va demander aux différents protagonistes ce qui, dans la position qu’ils ne partagent pas, leur paraît particulièrement fort, non recevable, pour qu’ils changent d’avis mais si j’ai reconnu qu’il y avait, là, un point fort je me dois de le réintégrer dans ma propre proposition. Ce qui fait qu’il y a une montée en qualité d’écoute, une montée en qualité d’information, et dans un processus de construction de désaccord, il arrive assez fréquemment qu’il y ait un dépassement dynamique du désaccord, comme nombre de désaccords sont en réalité des malentendus déguisés mais on peut très bien aussi arriver à ce que des désaccords importants demeurent. A ce moment là, il y a une progression dans la qualité du désaccord, qui fait que le « désaccord de sortie » pourrait- on dire est d’une qualité bien supérieure au « désaccord d’entrée ». Et cela va servir pour la suite. Une décision pourra être prise, on n’est pas condamné dans ce processus là, a attendre un consensus par exemple ; on peut très bien garder une prise de décision par majorité ou par majorité qualifiée ou au moins par consentement ; à ce moment l’enregistrement du désaccord permet de dire, il y a une partie d’entre nous qui proposent une autre voie, c’est important de savoir pourquoi,  en quoi ils nous disent que la voie qui a été choisie est problématique ou dangereuse pour telle ou telle  raison et c’est important de savoir quelle autre voie eux proposeraient car si on se rend compte que le jour venue la voie qui a été choisie se heurtent à des difficultés importantes ou si pour des raisons différentes le choix se trouve modifié cela permet de ne pas repartir de zéro. A ce moment là la traçabilité du désaccord est formalisée, et c’est une richesse.
On pourrait appliquer cela, par exemple sur les questions monétaires. On voit bien, alors même que ce projet de monnaie locale à Auroville avait rassemblé un consensus de toute une partie des acteurs, et francophones, l’une des raisons si j’ai bien compris pour lequel il n’a pas pu se réaliser, c’est qu’il y avait un désaccord non dit, non formulé, qui n’a pas pu être travaillé, par exemple, de la partie de la population tamoul. Et donc, la première chose si par hypothèse, on disait, c’est un chantier qui mérite d’être ouvert , la première chose à faire c’est d’associer toutes les parties prenantes, les composantes et de ne pas fuir les différences voire les divergences. Et se reposer avant la question monétaire, quelles sont les richesses importantes que l’on veut voir préserver, que l’on veut voir circuler, démultiplier, quelles sont à l’inverse les nuisances que ce soit pour la nature que ce soit pour les humains que l’on repère et dont on veut se protéger ? La monnaie n’a d’intérêt que si elle vise à mieux faire circuler, mieux démultiplier ce que l’on a identifié comme richesse naturelle et à limiter ou se protéger contre les nuisances. Puisque dans les processus des monnaies sociales et solidaires, elles prétendent apporter une valeur ajoutée sociale ou solidaire.

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