Auroville International France organisait le 23 octobre 24 à l’Université Américaine de Paris une conférence sur le thème : « La question de la spiritualité à Auroville », donnée par Rémi Astruc, enseignant-chercheur en littératures comparées à l’université de Cergy-Pontoise (CY), dont voici un compte rendu.
Le chercheur s’est engagé dans une ré exion qui donnera lieu à un ouvrage à paraître en 2025 aux Éditions Auroville Press. Rémi prévient qu’il ne cherche pas à produire des analyses à tout prix, mais essaye simplement de comprendre les informations qui sont venues à lui et de les transformer en sens.
Que revêt le terme de spiritualité, lequel, reconnaissons-le est assez fourre-tout, galvaudé, car il recouvre des réalités bien différentes ; du coup selon les représentations culturelles de chacun, les projections, les attentes, il peut produire des déceptions, des contradictions voire des quiproquos, d’où la difficulté à caractériser ce terme dont la complexité ouvre à toutes les façons de penser. Sri Aurobindo n’a-t-il pas dit lui-même : « Il y a autant de yoga, de chemins spirituels que
d’individus ». L’ouverture est maximale et propice à de multiples trajectoires herméneutiques. Toutes les voies sont bien mystérieuses …
Existe-t-il une forme de spiritualité qui serait propre à Auroville ? Et si oui laquelle ?
Ils jouent au tennis !
En travaillant sur cette question, Rémi Astruc s’est aperçu qu’elle cachait souvent des accusations étrangement opposées de matérialisme d’un côté et de sectarisme de l’autre.
Il développe alors son propos en citant deux anecdotes :
La première remonte au tout début d’Auroville. Deux missionnaires débarquent un jour au milieu de nulle part, sur un plateau désertifié, lieu de vie de villages très pauvres et sont choqués de voir des auroviliens jouer au tennis. Leur conception ascétique de la spiritualité ne peut accepter ce qu’ils voient. Cela révèle une conception étanche entre la vie matérielle et la vie spirituelle. Ledeuxième exemple, tout récent, vient du gouverneur du Tamil Nadu, en visite à Auroville.
Reprenant l’article 1 de la Charte « ….pour vivre à Auroville, les auroviliens doivent être les serviteurs volontaires de la conscience divine », sa représentation se heurte aux activités commerciales « qui tiennent une large place » alors que dans son esprit l’aurovilien devrait être un dévot, pratiquer une sadhana, loin des affaires de ce monde incompatibles avec la spiritualité !
Cette « spiritualité de surface » s’affiche par des attitudes démonstratives, des convenances et s’oppose à ce que Rémi Astruc appelle « la spiritualité profonde » intégrée dans la vie, « le karma yoga ».
Les deux premières parties de la conférence détaillent ces accusations, la dernière partie, elle, caractérise la spiritualité singulière à Auroville, pour aboutir à ce que l’on nomme « l’esprit d’Auroville ».
Un nouveau moi, une nouvelle nature
Rémi illustre son exposé en citant Sri Aurobindo à propos de la spiritualité parce que sa parole va être évidemment très éclairante pour essayer de comprendre de quoi il s’agit :« Il faut insister sur le fait que la spiritualité ne se réduit pas à une haute intellectualité ni à un idéalisme, un penchant éthique du mental ou à une pureté et une austérité morale ni à une religiosité ou une ferveur émotive ardente et exaltée ni même à un composé de toutes ces excellentes choses. Les croyances, les credo ou la foi du mental, l’aspiration du cœur, la réglementation de la conduite suivant une formule religieuse, une morale ne sont pas l’expérience spirituelle ni la réalisation. Ces choses ont une valeur considérable pour le mental et la vie, elles ont de la valeur pour l’évolution spirituelle elle-même en tant que mouvement préparatoire qui discipline, puri e la nature et lui donne une forme appropriée, mais elles appartiennent encore à l’évolution mentale. On n’y trouve pas le commencement d’une réalisation, d’une expérience et d’une transformation spirituelle. Dans son essence la spiritualité est l’éveil à la réalité intérieure de notre être, à l’esprit, au Soi, à l’âme qui est autre que notre mental, notre vie et notre corps, c’est une aspiration intérieure pour connaître, sentir, être Cela, pour entrer en contact avec la Réalité, plus vaste qui dépasse l’univers et le pénètre et qui demeure également en notre être. C’est une aspiration pour entrer en communion avec cette Réalité et pour s’unir à elle et comme résultat de l’aspiration du contact et de l’union, un renversement, une conversion, une transformation de tout l’être, une croissance ou un éveil dans un nouveau devenir et un nouvel être, un nouveau moi, une nouvelle nature ».
Définition certes un peu longue dans le contexte, mais néanmoins extrêmement intéressante, explique Rémi par le fait, en particulier, que Sri Aurobindo articule toute cette spiritualité de surface en disant bien : – c’est très bien, tout ça, mais ce n’est qu’une phase préparatoire. La vraie spiritualité, ce n’est pas un état et encore moins une pratique. Le plus important en la matière, c’est un processus de transformation, de réalisation. Là on voit bien que quelque chose dépasse l’opposition stricte du matériel et du spirituel. Ce qui répond à la question du sens de l’existence.
C’est pourquoi cette démarche ne peut pas devenir une religion. Le rapport à la religion est définitivement réglé par ce que dit Mère sur la place qu’elle ne doit pas occuper à Auroville :
« Pas de nouvelle religion, pas de dogme, pas d’enseignement xe, on doit éviter à tout prix quecette chose devienne une nouvelle religion, parce que dès que ce sera formulé d’une manière qui est élégante et qui en impose et qu’elle a de la force, ça sera la fin. »
La Mère, devant l’attitude de dévotion des sadhaks à l’ashram lors des darshan, posait la question suivante : « Pourquoi les hommes veulent-ils adorer alors qu’il faut devenir ?
Les auroviliens lutteront bec et ongles
Cette question de la religion à Auroville a été tranchée par ailleurs de manière significative par la cour de justice indienne à une période où s’est posée la question essentielle de savoir quelle était la nature de l’héritage de Sri Aurobindo, moment crucial où la ville traversait un conflit majeur face à la Sri Aurobindo Society, dont les intentions après la disparition de la Mère étaient de récupérer dans sa globalité le legs aurobindien. La SAS clamera en substance : – écoutez, nous sommes en charge de l’héritage intellectuel de Sri Aurobindo en tant qu’organisation religieuse et donc ce qu’a proposé Sri Aurobindo c’est une forme religieuse.
Aussi, durant cette période (les années quatre-vingts) les auroviliens lutteront bec et ongles contre cette tentative de « hacking » dirions-nous aujourd’hui, et ce sont les tribunaux qui répondront à la question de savoir : qu’est-ce qui est de l’ordre de la religion et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Le yoga de Sri Aurobindo n’est donc pas une religion
L’appareil juridique a alors introduit le terme spiritualité dans la jurisprudence indienne pour affirmer que la démarche proposée par Sri Aurobindo n’était pas de l’ordre du religieux. Rémi Astruc raconte comment Kireet Joshi, disciple de Mère et conseiller du ministre de l’éducation à New Delhi, a transmis à l’avocat avant le jugement par la Haute cour de justice une définition des trois branches essentielles s’intéressant à la spiritualité : « Philosophie, religion, yoga cherchent tous Dieu mais la méthode de la philosophie est le raisonnement, la méthode de la religion est faite de rituels et de cérémonies et la méthode du yoga est d’obtenir un changement de conscience par le biais du changement de conscience ».
Le yoga de Sri Aurobindo n’est donc pas une religion.
L’esprit d’Auroville
En fin de compte, c’est « l’esprit d’Auroville » qui va selon Rémi Astruc caractériser le mieux la distance par rapport au terme de spiritualité de ce qui se joue à Auroville.
Dans la conception aurobindienne de l’évolution, Auroville répond à un besoin : celui de dépasser l’âge des religions qui est pour lui de l’ordre du surmental, pour accéder à l’étape suivante, celle la conscience supérieure qu’il appellera supramental.
Est-ce le fruit du hasard ? Pour Aurobindo, ce n’est pas un phénomène erratique, il y a une force à l’oeuvre qui nous emmène quelque part. Que les hommes le veuillent ou non, qu’ils décident d’en faire partie ou non. Mais grâce à la conscience, l’homme a le choix de participer. C’est ce qu’exprime le symbole de Sri Aurobindo : pointe du triangle vers le bas, soit la descente du supramental, pointe du triangle vers le haut et le monde doit aller à sa rencontre.
C’est là-dessus qu’Auroville doit travailler.
Un laboratoire évolutif
Rémi clôt la conférence par cette citation de Mère : « Un monde nouveau est né, il ne s’agit pas de refaire spirituellement ce que d’autres ont fait avant nous….». Que le monde matériel devienne divin, la spiritualisation de la vie quotidienne par le travail, réaliser une ville, faire du commerce ou autre chose, même du tennis… Ce n’est pas une religion qui se met en place, c’est un lent travail de transformation individuelle et collective.
C’est pourquoi Auroville peut s’appeler légitimement « un laboratoire évolutif ». C’est cela la singularité d’Auroville, son entreprise spirituelle consiste à tâcher de produire collectivement de l’unité humaine. Chaque chose trouvant sa place, se construit alors la possibilité de réaliser une harmonie. C’est là un mouvement universel qu’Auroville cherche à hâter et
rendre concret.
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