Portrait de Lila, aurovilienne de la deuxième génération

La Lettre Bleue : Bonjour Lila, tu fais partie de la deuxième génération d’auroviliens (fille de Vidya et de Lambert), est-ce que tu peux nous parler un peu de toi et te présenter à nos lecteurs.

Lila : J’ai 45 ans, je suis arrivée à Auroville avec mes parents à l’âge de 6 mois et j’ai passé toute mon enfance ici, à Auroville ; puis je suis repartie ensuite en France vers la vingtaine pour un an pour me confronter à la vie là-bas, voir un peu comment ça se passait en dehors d’Auroville et puis finalement j’y suis restée 15 ans. Quinze années en France, et puis à un moment donné l’envie de revenir, en famille donc avec mon mari et mes deux enfants en 2016, cela fait donc neuf ans qu’on est là.

La Lettre Bleue : Qu’est ce qui t’a motivée à revenir ?

Lila : Ça n’a pas été une décision prise de manière soudaine parce que j’ai toujours gardé Auroville dans mon cœur et j’ai toujours été très proche d’Auroville. J’avais besoin de revenir régulièrement. Et chaque fois que j’avais la possibilité de partir en vacances, c’était toujours pour revenir à Auroville. Je me disais, c’est quand même un peu bête, parce qu’il y a tellement d’autres endroits magnifiques à voir dans le monde… mais bon, voilà.


Et puis il y a eu un déclencheur, quand même, qui a été l’arrivée de mon premier enfant. Jusque-là, j’avais passé plein d’années superbes en France, à grandir, à apprendre, à faire plein de choses et puis il y a eu l’arrivée de Mirabelle. On ne vivait pas loin de Paris, à Chantilly, et j’ai dû reprendre le travail, elle avait 3 mois. J’avais un poste à responsabilités en tant que directrice de production pour une marque de vêtement, je travaillais beaucoup. A 3 mois, il a fallu la confier à une nounou, puis la crèche, puis l’école et je ne la voyais pas du tout. Mon rythme de vie ne me permettait plus d’être en accord avec la maman que je souhaitais être, mais je n’avais pas trop le choix, je ne pouvais pas arrêter de travailler. Il fallait trouver une solution, changer de vie. Quelque part en province ? Auroville ? Ça a pris un certain temps pour mûrir. Et c’est comme ça que l’on est arrivé à Auroville, en famille, en avril 2016, en pleine chaleur.

La Lettre Bleue : Une décision prise avec ton mari je suppose ?

Oui bien sûr. Oui, c’était très, très important pour moi que l’envie soit partagée, sinon ça ne dure pas. Il était déjà venu de nombreuses fois parce que l’on venait régulièrement en vacances. Il connaissait l’Inde aussi parce que c’est son pays d’origine, même s’il n’y avait jamais vécu. Il est né à Pondichéry mais a grandi en France. Lui aussi était pour un changement de vie et c’est comme ça que l’on est venu.

La Lettre Bleue : Les enfants se sont -ils bien adaptés ?

Oui, très bien. Ils sont arrivés jeunes, Léopold avait un an et Mirabelle 4 ans. Mirabelle a commencé l’école de Nandanam. Au début elle ne parlait pas anglais, mais elle a appris en deux mois et aujourd’hui à la maison on est obligé d’avoir la règle d’or : on ne parle que français, sinon ce serait de l’anglais tout le temps. Tout est en anglais à l’école, mais aussi avec les copains et copines. Étant français, ils ont 4h de français à l’école à partir du CP. C’est une chance, car ce n’est pas le cas pour les enfants des autres nationalités. A part le Tamoul, bien sûr.

Les enfants non tamouls, prennent des cours de tamil aussi, mais ils commencent beaucoup trop tard à mon avis, ils devraient commencer déjà au jardin d’enfants (kindergarden) parce que c’est à cet âge-là que les enfants apprennent vite les langues. A l’école de Transition (primaire) ils ne l’apprennent pas non plus les premières années, cela n’arrive qu’en 3ème niveau (CE2) avec la partie académique de la langue et ce n’est pas facile. Il manque le jeu. Ils apprennent des mots, du vocabulaire, quelque phrases simples et il y a en beaucoup que ça n’intéresse pas du tout et c’est très dommage. C’est même un vrai problème.
J’ai grandi ici et je le parle très mal, je le comprends un peu. J’ai pourtant essayé, mais beaucoup trop tard à l’âge de 17-18 ans. C’est un vrai handicap car on a beau dire que tout le monde parle anglais et que ce n’est pas indispensable, c’est quand même beaucoup mieux de parler tamil. Aujourd’hui dans mon travail à Bread & Chocolate, je le vois avec l’équipe. Ça change tout dans le respect envers nous qui sommes là chez eux, dans leur regard mais aussi dans notre compréhension de la culture et de leur manière de vivre. C’est dommage, c’est quelque chose qu’Auroville ne prend pas suffisamment au sérieux au niveau de l’éducation.

La Lettre Bleue : Quelle est ton travail en ce moment ?

J’ai deux activités très différentes, je suis réflexo-thérapeute et je suis « exécutive » de Bread & Chocolate qui est une unité d’Auroville.
Bread & Chocolate est un café boulangerie où l’ont fait tout nous-même. On est associé avec Mason & Co qui fait du chocolat bio, végan d’excellente qualité.

Au café, comme à la boulangerie, on fabrique une nourriture saine avec de bons ingrédients. Bien que l’on fasse aussi des croissants et des gâteaux, on essaie de le faire avec de bons produits de qualité. Les plats qui sont servis au café contiennent le plus possible des fruits et légumes bios des fermes locales d’Auroville ou des fermes d’Ooty.
Le chef d’origine qui était le boulanger et le créateur des plats en cuisine n’était plus là quand je suis arrivée dans l’aventure. Nous avons eu plusieurs chefs, sans succès, pour finalement décider de travailler avec l’équipe de femmes en place qui ne sont ni cheffes ni cuisinières, et ça marche bien. Et c’est tellement plus facile de travailler avec les femmes ici ! Le café est dirigé uniquement par des femmes.
A la boulangerie, les femmes constituent l’équipe de jour et les hommes viennent très tôt, à 3h du matin.
Je chapeaute un peu tous les domaines avec Mirra. Beaucoup de ressources humaines de formation, d’écoute. On a une très belle équipe, un bon noyau.
On est très à l’écoute des demandes des salariés. C’est arrivé plusieurs fois que certains aient envie de changer de poste, d’apprendre un autre métier au sein même de l’entreprise et à chaque fois ça demande une réorganisation de l’équipe. C’est motivant pour tout le monde.

La Lettre Bleue : La situation actuelle affecte-t-elle beaucoup l’entreprise et toi aussi ?

Oui, mais cela ne nous empêche pas de fonctionner correctement. On nous met des bâtons dans les roues et ça crée une mauvaise ambiance. La communication est plus difficile parce qu’il n’y a pas vraiment d’échanges ni d’écoute sur nos besoins et ce que l’on vit au quotidien. On nous impose certaines choses. La difficulté du moment ce sont les comptes.


On nous a imposé un nouveau cabinet comptable et un nouveau logiciel qui n’est pas vraiment fiable parce qu’il n’a pas encore été testé à grande échelle. Et toutes les unités (entreprises) doivent migrer en même temps, sans qu’il y ait eu de migration test effectuée au préalable. Les comptables n’ont pas été suffisamment formés en amont donc il faut continuer sur l’ancien logiciel en même temps que le nouveau, pour être sûr de ne perdre aucunes données. Donc il y a un double travail. On a la chance d’avoir un comptable en interne, ce qui n’est pas le cas de toutes les unités d’Auroville, il y en a beaucoup qui dépendent du comptable du Trust.

La Lettre Bleue : L’idée c’est d’arriver à regrouper toutes les unités d’Auroville sous 3 trusts seulement n’est-ce-pas ?

Oui, il semble qu’ils veuillent réduire le nombre de Trust à trois, mais ça peut encore prendre du temps. Ils ont commencé par fusionner les cabinets comptables affiliés à chaque Trust pour n’en retenir que 3.
Je ne sais pas encore ce que ça va donner à l’avenir car à partir du mois d’avril ce sont des cabinets extérieurs qui ont une petite antenne à Auroville et qui feront la compta de toutes les unités. L’accès aux informations semble difficile.
Ces nouveaux cabinets comptables sont de l’extérieur et c’est la première fois que ce ne sera pas géré par des auroviliens ; Il est possible que nos cabinets internes n’aient pas toujours été au fait et qu’il y ait eu quelques erreurs, mais c’étaient des auroviliens qui avaient une compréhension du fonctionnement d’Auroville qui a évidemment un statut très particulier.

La Lettre Bleue : Quelle a été la raison de ce changement ?

Les raisons n’ont pas été annoncées. Le changement nous a été imposé via un courriel du jour au lendemain, nous informant que « dorénavant votre unité ne fera plus partie du cabinet comptable du Trust auquel l’unité est rattachée. « Vous allez être affilié à un nouveau cabinet comptable externe qui répondra à toutes vos questions »; et quand des questions sont survenues, on n’a pas vraiment eu de réponses.
Un meeting a été organisé avec les anciens et les nouveaux comptables, les exécutives et le comité de gestion des fonds et des actifs (FAMC) et une personne de la Fondation, et finalement quelqu‘un a osé poser la question : pourquoi ne plus travailler avec les anciens comptables qui sont là depuis des années et qui ont toujours fait un travail correct ? La réponse a mis du temps à venir, tout le monde cherchait des excuses puis finalement quelqu’un a expliqué qu’il y avait eu des erreurs sur la GST (équivalent de la TVA) ces dernières années et qu’aujourd’hui Auroville en payait le prix fort. Et que leconseil d’administration avait demandé que la lumière soit faite et que l’on ne recommence pas les mêmes erreurs. Je comprends la demande, mais je ne comprends toujours pas pourquoi il faut changer de comptables pour ça !
Il y a eu une mauvaise information et des erreurs en conséquence et c’est injuste de faire payer les comptables qui ont essayé de faire leur travail le mieux possible. Les gens qui donnaient la marche à suivre c’étaient les membres du Comité de Gestion des Fonds et des Actifs (FAMC) et de la Fondation de l’époque qui étaient responsables du bon fonctionnement des Trusts. La faute devrait être partagée, mais ce n’est pas le cas. Elle a été mise uniquement sur les comptables et je pense que c’est un moyen de les évincer. On peut imaginer plein de raisons.

La Lettre Bleue : La réflexologie doit être plus calme (rires) :

Oui c’est beaucoup plus calme. Ça m’apporte un équilibre indispensable. Deux activités, deux énergies très différentes.
Arlette Lefevre, thérapeute, allait commencer une école de réflexologie et m’a proposé de venir voir. J’y suis allé plus par curiosité qu’autre chose ; j’avais une petite idée car elle me soignait le dos et je trouvais ça incroyable tout ce que l’on pouvait faire avec quelques touchers, manipulations et massages.
J’avais 17 ans, après avoir quitté l’école de Mirramuki de manière brutale, lorsque je me suis lancée dans l’aventure. Cela a été difficile, car j’étais la plus jeune. J’étais entourée de jeunes adultes, des médecins, ou des thérapeutes qui exerçaient déjà. J’ai dû travailler dur ; je n’avais pas le niveau, ni en français, ni en vocabulaire, ni dans les méthodes de travail ; un vocabulaire médical car la première année était un programme d’infirmière, purement anatomique et médical. J’étais jeune et j’étais allée dans une école d’Auroville qui était très alternative donc j’avais plein d’atouts mais je n’avais pas la structure nécessaire pour ce type d’étude.
Durant 3 ans, je me suis construite, je me suis créée une base et un niveau en langue française et dans le milieu paramédical. Ça m’a demandé beaucoup de travail. Ma scolarité… Petite j’étais très timide, ma mère m’a gardée à la maison durant les
années Kindergarden (maternelle) et je suis entrée directement à l’école de Transition (primaire) vers l’âge de 7 ans. C’était une période difficile parce que mon papa avait décidé de repartir en France et je suis restée seule avec ma maman. Je n’ai pas du tout aimé ma première année à Transition, il y avait des profs qui ne me convenaient pas, je n’étais pas à l’aise en groupe. J’avais des d’ami(e)s avec qui je m’entendais très bien mais quand ça devenait trop large c’était déjà trop (bien qu’à l’époque il n’y ait pas beaucoup d’enfants).
Et puis ma maman, toujours dans un souci d’incarner l’éducation de Mère et sa vision du libre progrès, a décidé de créer une école. Elle a créé « Mirramuki » avec le soutien de Tanmaya de l’école de l’Ashram et de Kireet Joshi. Elle s’est entourée d’auroviliens très motivés. Ils ont fait une superbe école qui était fondée sur les principes du libre progrèsavec beaucoup de liberté pour l’enfant dans le choix des matières : beaucoup de théâtre, poterie, art plastique, dessin, peinture, sport, et évidemment aussi les matières comme les maths, l’anglais et le français inclus dans des projets. C’était très riche en activités, la beauté et la qualité était au cœur de l’apprentissage. On apprenait à aller au bout des choses, de faire au mieux de nos capacités. J’ai beaucoup appris.
C’était une belle école mais à un moment donné l’équipe en place est devenue un peu fanatique et a commencé à ériger des règles de vie et des règles morales très très fortes.
J’avais appris à m’adapter, à être la petite fille parfaite parce que je savais ce qu’ils attendaient de moi, mais petit à petit c’est devenu trop pesant.
Il y avait une femme dans cette école, une sorte de gourou avec une aura, une femme remarquable d’ailleurs avec des qualités intellectuelles incroyables et c’est elle qui portait vraiment toute cette école avec une grande créativité, mais avec une rigidité aussi et un besoin de contrôler l’ensemble de l’école et des élèves et c’est là que c’est devenu trop pour moi. Chaque enfant est différent et chacun a besoin d’évoluer à sa manière mais par exemple on n’avait pas le droit de porter du noir parce que c’était « asourique ». Les enfants qui étaient là étaient les « élus » qui allaient pouvoir atteindre le supramental et faire cette ouverture pour l’humanité entière. C’est beaucoup de responsabilité pour une ado qui veut vivre sa vie d’ado. Cela développait un fort sentiment de culpabilité.
A 17 ans c’est devenu trop pour moi, j’ai donc fait ma valise et je suis partie. J’ai quitté la maison et l’école. Je me suis construit une nouvelle vie ; je travaillais à Poney Farm avec les chevaux. Je donnais des cours aux enfants, je m’occupais des chevaux. Et c’est à ce moment-là qu’Arlette m’a proposé de rejoindre son cours.

La Lettre Bleue : Tu as fait face à des coups durs très jeune.

Oui, mais tous les coups durs que j’ai eue se sont révélés être des leviers pour changer de vie ou pour grandir. Toute ma vie a été comme ça.

La Lettre Bleue : Ta maman est toujours à Auroville, comment cela se passe ?

Notre relation est très bonne, elle a remercié l’univers quand on a décidé de revenir s’installer à Auroville. Elle est très proche des enfants. Depuis tous petits, les enfants vont lui rendre visite toutes les semaines chacun leur tour. Elle aura 83 ans cette année mais elle va bien, elle fait de la marche, de la natation, elle a une vie saine.

La Lettre Bleue : Comment vois-tu l’avenir ?

On s’est posé des questions quand les choses ont commencé à devenir trop compliquées ces dernières années au niveau de l’ambiance surtout.

Nous nous sommes demandés quelles étaient les alternatives ? Mais l’état du monde ne m’a pas donné envie de bouger. Certes c’est difficile d’accepter ce changement, surtout qu’il n’est pas positif à mon avis. Donc oui, c’est difficile mais je continue de penser deux choses :
d’abord que l’on est encore mieux loti ici qu’ailleurs, et deuxièmement je n’ai pas envie d’abandonner le navire même s’il part à la dérive. S’il n’y a plus personne pour reprendre les rênes si la situation change, ce serait dommage.
Je ne me pose pas en sauveuse du tout, mais je trouverais dommage de leur donner tout sur un plateau d’argent. Et si on n’ose plus trop dire ce que l’on pense, c’est encore bien d’être là, et peut-être même que ça suffit.

Interview de Fabienne

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