Sept questions… pour mieux se connaitre

Nadia Loury a connu l’Auroville des premiers temps, au travers de longs séjours , notamment dans les années quatre-vingt. Elle y retourne chaque année, ou presque. Elle est Présidente de l’association d’Auroville International France depuis 2012.

Lys orangé dans le vallon de Galorgues, massif du Mercantour. Photo – Nadia Loury

La Lettre Bleue : Comment as-tu rencontré Auroville, comment Auroville est entré dans ta vie ?

Nadia : En fait, c’est venu par étapes. Quand j’avais 19 ans, j’ai lu « Le phénomène humain » de Pierre Teilhard de Chardin. La question du sens de la vie m’interpellait. Je cherchais un sens à ma vie aussi, en cohérence avec cette idée d’évolution. J’avais une aspiration qui était là, je ne savais pas comment la vivre, je me sentais appelée par « autre chose ».
Il se trouve que mon père avait une bibliothèque secrète et que ma curiosité était grande… Un jour, en ouvrant le placard où se trouvaient des livres, je lis sur une tranche d’ouvrage « Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience ». Je tire délicatement le livre du placard et je commence à le lire. Je ne comprenais pas tout, mais ce qui parlait à mon cœur, c’est ce que j’avais déjà trouvé dans Pierre Teilhard de Chardin. Pour expliquer le principe d’évolution dans l’univers, et sur notre planète, Il évoquait l’involution d’une conscience dans la matière et d’une évolution dans des formes de vie de plus en plus complexes et conscientes . Et je trouvais que c’était tout à fait ce que je cherchais : cette évolution de la conscience à travers la vie et ma vie.
C’est de cette manière-là que j’ai été mise en contact, d’abord avec Sri Aurobindo et Satprem, et que je m’étais ensuite renseignée sur Auroville. On était en 1972.

Et en 73, Gilles, mon ami à l’époque ayant terminé ses études à l’école polytechnique de Zurich, souhaitait relativiser sa culture par un voyage à l’étranger.

Il me dit : – Je souhaite partir en Inde.

Oui. Mais je ne lui ai pas parlé d’Auroville car je ne savais pas comment il réagirait face à cette
expérience humaine.

Ecoute, est ce que je peux partir avec toi ?

On est arrivé en Inde, à New-Delhi où l’on est resté quelque temps. Nous sommes ensuite partis pour Madras, 53 heures de train sur des banquettes en bois, troisième classe. Au bout de 24 heures, je n’arrêtais pas de bouger sur mon siège et j’avais devant moi un paysan indien, assis sur une banquette, les jambes repliées, qui ne bougeait pas !
C’était un choc, je me suis dit, les indiens sont capables de rester calme sans bouger pendant si longtemps, leur mental doit être moins agité que le nôtre.

En arrivant à Madras, circulant dans un rickshaw, je vois tout d’un coup une manchette de journal « Mother has passed away ». C’était le 17 novembre 73. Je dis à Gilles « Ah non, quel dommage ! Je voulais tellement rencontrer la Mère ». Et Gilles me demande « Qui est-ce ?» et je partage avec lui ce que je sais d’Elle et d’Auroville.

Dans un champ de cacahuètes planté de jeunes anacardiers, 1988. – Photo : Nadia Loury

Nous sommes montés peu de temps après à Auroville nous découvrons un plateau désertifié, des huttes et pas d’eau, pas d’électricité. Ç’a été mon premier contact avec Auroville.

Je n’étais pas proche des religions. Avec le catholicisme, j’ai suivi le catéchisme comme tout le monde. Je devais avoir 6 ou 7 ans, lors d’un cours, le prêtre nous montrait des kakémonos avec le paradis, l’enfer, le purgatoire. Il nous expliquait comment cela se passait lorsqu’on allait mourir. Et moi je lui disais « Non, c’est pas comme ça ! » Et j’ai commençé à me mettre en colère. Ce n’était vraiment pas comme cela que je voyais les choses. Alors il m’a donné un bonbon pour me calmer…

Mais les découvertes de Pierre Teilhard de Chardin, jésuite, paléontologue et brancardier pendant la guerre de 14-18, restaient d’une clarté fantastique pour moi. Il raconte que sur cette plaine rougie, où il voyait la monstruosité de la guerre, il imaginait néanmoins l’évolution et le devenir de l’humain. Nous sommes des « homo sapiens » apparus voici 300 000 ans. Nous sommes au début de notre évolution. Les premiers hominiens ontquelques millions d’années, mais qu’est-ce donc au regard de 3,8 milliards d’années d’existence de la vie sur cette planète ! Et Sri Aurobindo, lui, parlait de l’être supramental, ce devenir de l’humain qu’il nous est impossible à comprendre, tels que nous sommes actuellement. Et la mort n’existerait plus…J’avoue avoir un peu de mal avec cette idée !
C’est tout le vivant qui serait chamboulé. Peut-être que ce serait possible dans une perspective lointaine, mais il faut des milliers d’années pour y accéder. Auroville c’est une tentative, d’abord vers l’unité humaine et elle s’inscrit dans le temps. Peut-être sur une autre planète, il y a des milliards de galaxies dans l’univers.

La Lettre Bleue : Tu nous a parlé de la bibliothèque secrète de ton père, mais dans la vie, que faisait ton père, que faisait ta mère ?

Nadia : Mon père est un émigré russe. Il est né en 1913 à Moscou, d’une famille aristocratique par ma grand-mère. Elle s’appelait Ekaterina Nikolaïevna Starowa. Au moment de la révolution, ils étaient à Moscou. En 1919, mon grand-père est parti par l’Estonie, la Lithuanie jusqu’à Copenhague. Mon père et ma grand-mère l’ont rejoint un peu plus tard. Donc mon père a vécu la révolution russe, il était là. Ce qui fut très traumatisant.

Ma grand-mère disait que les soldats arrivaient dans l’appartement pour réquisitionner, armés de fusils. Ils cachaient quelquefois des choses sous le lit en accusant les occupants d’être des bourgeois réactionnaires. Mon grand-père a eu le typhus, il a été enfermé par la police secrète, ma grand-mère est allée le chercher… C’est toute une histoire très compliquée. Et quand ils sont arrivés en France, à Biarritz, ils pensaient ne pas rester…

Mon père, donc, a le profil complexe d’un émigré ayant vécu des drames, qui a demandé la naturalisation française et qui a voulu nous élever dans la France et non pas dans le souvenir nostalgique de la Russie, d’un temps qui n’existait plus.

Par contre, maman était quelqu’un de la terre. Issue de la Brie, dans la région de Melun. C’était une famille d’agriculteurs depuis le 17ème siècle. Ma grand-mère a vécu, jeune, dans une ferme fortifiée, où Blanche de Castille a séjourné. C’est donc la France rurale, terrienne, de tradition. Elle avait six frères et sœurs. Maman est la seule de la famille à avoir fait de longues études, en pharmacie, à Paris. Mais elle a peu exercé son métier. Elle était assez traditionnelle, mais en même temps c’était une originale. D’ailleurs, pour épouser un émigré russe tel que mon père, il fallait être un peu originale.

Celui-ci a fait une école d’ingénieur électrique, à Grenoble. En fait, il voulait devenir archéologue et il connaissait le grec ancien. Mais ma grand-mère lui a dit, avec son accent russe inimitable « Tu feras un travail qui te permettra de bien vivre, il faut que tu aies de l’argent. » Et donc mon père a dirigé plusieurs entreprises dans le domaine du bâtiment allant de l’ingéniérie à la promotion.

Et c’était un ami de Roger Anger. De là, la provenance du livre dans sa bibliothèque ! Le frère de Roger Anger, Gilbert, travaillait chez papa en tant qu’ingénieur.

La Lettre Bleue : Est-ce que tu as vécu à Auroville et si oui, quelle activité y as-tu eu ?

Nadia : La première fois que je suis allée à Auroville c’était en 1973, avec Gilles. Nous y sommes restés 4 mois. Puis de retour en France, nous avons repris notre vie française,mais avec, en arrière-plan, l’envie de repartir assez rapidement. Moi je voulais terminer mes études de géographie physique. Nous sommes restés en France jusqu’en 77.

Puis nous sommes repartis et c’était l’époque des « Frenchy », la communauté pionnière d’Aspiration. Je serais restée à cette époque-là, malgré les bagarres et les conflits qui existaient déjà avec la SAS, mais Gilles n’était pas prêt. C’étaient des moments très difficiles. Pour moi, une condition compte énormément dans ma vie, c’est l’harmonie. Et nous étions en pleine disharmonie. Mais je serais tout de même restée. Nous sommes repartis.

Entre temps, j’ai donné naissance à ma fille Sarah, née en 79 et le Parc national du Mercantour démarrait. De fin 1980 à 1984 j’étais aurovilienne par intermittence.

C’est-à-dire que l’été je travaillais en montagne, pour le Parc national. À Auroville nous vivions à Djaïma qui était une ferme écologique. On y vivait en communauté. Je participais à la vie communautaire, je m’occupais de ma fille avec bonheur et je faisais un travail photographique à travers toutes les communautés. C’est ce qui m’a permis d’avoir tout ce matériel photos qui m’a servi ultérieurement pour illustrer le livre « 1980, Auroville, la poésie du quotidien ».

M. Ojha, l’administrateur adjoint d’Auroville, nommé par le gouvernement central de l’Inde, avec son épouse, leur petite lle et quelques auroviliens, 1982. – Photo : Nadia Loury

Comme je ne vivais pas en permanence à Auroville, je ne pouvais pas y développer une activité qui s’inscrive totalement dans le temps. Donc je faisais ces photos et cela me permettait de rencontrer tout le monde, d’aborder toutes les communautés qui étaient à cette époque-là très ouvertes. Rien de mieux qu’un projet de construction d’une ville pour être au contact des autres et harmoniser les pensées et les manières d’être de chacun.

Pour Tagore, en fait, même la disharmonie fait partie du chant du monde. Même ce qui sonne mal correspond à ce chant du monde. Et en fait, pour que la musique soit belle, il faut essayer de l’harmoniser le mieux possible. Mais pour cela, il faut passer à un état vibratoire qui n’est pas le même. Qui s’élargit. Qui permet d’intégrer les différences, lesdisparités. Donc cela nous oblige à grandir. J’aime bien le terme de grandir en humanité.
Parce que grandir en humanité, c’est grandir dans son cœur, grandir dans son esprit, avoir l’esprit large et ouvert pour accepter les différences, et trouver ensemble avec de la bonne volonté les meilleures solutions. Parce que tout a sa place, malgré tout. Pas facile, c’est le yoga de toute une vie !

La Lettre Bleue : Lorsque tu ne résidais pas à Auroville, quelles ont été tes activités, en France ?

Nadia : En France, j’ai eu la chance de participer au démarrage du Parc national du Mercantour. Le Parc avait initié une série d’études scientifiques pour mieux connaître le territoire qu’il avait la charge de protéger. Ma mission était de cartographier en géomorphologie toute la zone cœur du Parc, soit 700km2. Le bonheur ! ressentir la vastitude et la beauté du milieu, comprendre l’histoire de la Terre. Ce travail a été fondateur pour moi. Après, toute ma vie professionnelle a toujours tourné autour de cette question de la nature.

Et je me suis arrangée pour trouver des activités qui m’ont fait progresser, inspirantes. Cela a été une grande chance.Après ce travail de cartographie, j’ai écrit un livre « la Mémoire des paysages », paru en 92. Puis j’ai été commissaire d’exposition au parc Phœnix de la ville de Nice pour mettre en œuvre de grandes expositions pour sensibiliser le public à la nature : « Attention ils vont disparaître », «Bonsaïs et jardins japonais », « Divins palmiers arbres de vie » etc…. Il y en avait plusieurs par an. Donc je suis restée quelques années au Parc Phœnix et de là, je suis devenue la directrice du parc floral d’Orléans. Pendant 10 ans.

Le parc faisait 40 hectares et il fallait entièrement le réaménager, créer des nouveaux jardins, avec une équipe d’une quarantaine de personnes. C’était un joli moment. Difficile, très difficile parfois, compte tenu des enjeux multiples.

Puis en 2004, après un séjour de plusieurs mois à Auroville, j’ai changé de travail. Je suis devenue déléguée générale d’une association environnementale basée à Paris, Orée, qui sensibilise les entreprises et les collectivités locales au management environnemental. Et c’est comme cela que j’ai lancé le travail que nous avons fait sur la biodiversité.

Le dérèglement climatique a un impact sur le vivant, dont nous faisons partie. Comment va t’il s’adapter et dans un temps très court ! Lorsque l’on emploie le terme d’environnement, on a l’impression qu’il y a l’humain d’un côté et la biodiversité de l’autre. Or ce n’est pas ça, car nous sommes un des éléments du vivant, dans la fraction vivante de la nature. Le vivant, c’est comme un tissu, on parle d’ailleurs très souvent du tissu vivant de la planète. Il suffit que tu aies quelques mites qui fassent des trous pour que tout se détricote. Et en surexploitant la nature, notre impact est tel que nous détricotons tout et partout sur la planète. Nous mettons à mal notre milieu de vie, notre maison. Tout cela me bouleverse ! Et on a le culot de s’appeler « homo sapiens » l’homme sage !

On est amené par nécessité pour notre survie, à changer, à modifier notre manière de voir.
D’une vision narcissique et anthropocentrée, le fait de prendre conscience que nousNadia Loury dépendons aussi de toutes les autres espèces alentour, végétales, animales, c’est une façon de grandir. Et qu’est-ce que la spiritualité, si ce n’est le fait de grandir intérieurement, en conscience.

Mélèzes en automne dans la vallée du Boréon. – Photo : Nadia Loury

La Lettre Bleue : Dans quel environnement te sens-tu le mieux, dans quel endroit. Le désert ?

Nadia : J’aime les déserts pour leur infinie beauté. De courts moments car ce n’est pas un lieu de vie pour les humains. J’aime la nature sous toutes ses formes, écouter le chant des oiseaux au printemps, observer la lumière décliner dans un beau paysage, contempler l’or des feuilles d’un arbre au bout de ma rue …sans oublier le mélézin que j’affectionne particulièrement en automne pour son feuillage doré. Marcher est essentiel, on voit toutes sortes de choses, quand le pas rythme le corps et l’esprit. La montagne reste mon lieu de prédilection, sinon la mer en Bretagne… Et les jardins du Matrimandir bien sûr !

La Lettre Bleue : Comment perçois-tu les changements qui ont pris place à Auroville depuis les derniers 2 ou 3 ans ?

Nadia : Je les perçois à la fois de deux points de vue. Auroville avait besoin d’être secoué. Il y a trois, quatre ans, il y avait une sorte de léthargie, de contentement dans la société telle qu’elle était. Ça ronronnait. Donc il y avait besoin d’une secousse. Et la secousse a étéformidablement brutale. Cela a aussi mis à nu les conflits anciens qui existaient entre des catégories d’auroviliens.

Mais pas avec cette brutalité. Je suis avant toute chose, triste. Pourquoi ce changement devrait-il s’accompagner de destructions injustifiées, comme s’il fallait effacer ce qui a été développé avec amour par plusieurs générations d’auroviliens ? Parce que cette destruction amène, dans le moment présent, de grandes difficultés pour certains auroviliens qui ont perdu leur maintenance, leur visa n’est pas renouvelé. C’est le tissu social qui se délite, forcément. Mais en même temps, ça amène aussi à regagner les profondeurs de son être. Peut-être à plus d’introspection. Au lieu de vilipender l’extérieur. Dire, c’est la faute de ceci, de cela. Si effectivement cela amène les êtres à revenir aux fondamentaux, ce qu’ils jugent essentiel. Et aussi à se questionner sur leurs dogmatismes. C’est un moment qui est très délicat. Ça peut basculer. En fait, on ne maîtrise rien, ou pas grand-chose.

Rassemblement pour l’unité d’Auroville en février 2023. – Photo : AurovilleWebsite

J’ai une difficulté aujourd’hui pour présenter Auroville . Parce que je ne peux pas raconter d’histoires en disant que l’on est dans l’unité humaine, ce n’est pas vrai. Peut- être que le processus d’évolution nous oblige à passer par là. Gardons « les yeux
ouverts » !

Et le droit à l’erreur c’est très important. C’est par l’erreur et par l’échec que l’on peut avancer. Il faut être dans la liberté. Si on n’est plus dans la liberté de faire, d’organiser la communauté, d’organiser les modes de vie, d’être souple, de s’adapter. Si effectivement il y a une fixité, une ligne de conduite telle que le Gouvernement l’impose à Auroville ça ne va plus.

J’ai eu la chance de connaître l’expérience d’Auroville à un moment merveilleux. On était si peu nombreux, cinq cent. Alors il est vrai qu’organiser la vie quand on est plusieurs milliers de personnes, voire dix mille et qu’ils n’ont pas l’état de conscience pour vivre l’Anarchie Divine, au sens où l’entendait Sri Aurobindo, il faut des règles. Mais en mettant des règles, on casse aussi l’expérience. Il faut que ces règles viennent de lacommunauté. Mère avait fixé certaines règles. Travailler cinq heures par jour. C’est une discipline. Donner à la communauté cinq heures de son temps. C’est le minimum. Il y a des règles très simples comme cela qui n’ont pas toujours été observées. Il y a des auroviliens qui ont confondu liberté et licence.

La Lettre Bleue : Lorsque tu penses à Auroville, quel son, ou quel animal te vient à l’esprit ?

Nadia : Je crois qu’il y en a deux. Je reviens dans les années 80, quand il y avait moins d’arbres encore. La nuit, on entendait les chacals qui étaient près des canyons. C’est la vie sauvage dont je me souviens. Et il y a aussi un oiseau, le « Brain Fever » que l’on entend le matin. Le cauchemar des touristes ! Parce qu’il commence à 4 heures du matin et on ne peut plus dormir. Et un troisième dont je me souviens; les haut-parleurs qui, suivant d’où venait le vent, t’emmenaient dans les villages, qui se lèvent très tôt. Lorsqu’il y a des fêtes, ça emplit complètement l’espace sonore…

Canyon près de « Utilité », érodé par les pluies de mousson suite à la déforestation, 1988.
Interview Marc-André

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